Le fonds et les enjeux liés à son étude

Le fonds photographique Demotte au musée du Louvre

La galerie Demotte est une galerie d’antiquaires active dans le premier tiers du XXe siècle à Paris et à New York. Elle est fondée par Georges Joseph Demotte (1877-1923) à qui succèdera son fils Lucien Demotte (1906-1934) à la mort de ce dernier. L’épouse de Georges Joseph Demotte, Lucie Sehma Demotte (1876-1936), fille et sœur d’antiquaires aura également un rôle important dans la galerie. Celle-ci se spécialise dès sa création dans deux catégories d’œuvres qui la distingue des autres galeries contemporaines, l’art persan et la sculpture médiévale française.
Elle garde une célébrité dans ces deux domaines, en raison des œuvres qu’elle commercialise mais aussi pour les pratiques contestables auxquelles elle a pu se livrer : restaurations excessives des œuvres ou dispersion d’ensemble d’œuvres, qu’il s’agisse d’un livre ou d’un édifice.
 

 

Le département des Sculptures du musée du Louvre s’est toujours intéressé depuis lors à l’activité de cette famille de marchands car il s’est porté acquéreur d’œuvres auprès d’eux, dont l’authenticité de certaines a pu être contestée. 


C’est dans ce contexte que le fonds photographique des antiquaires a rejoint le musée du Louvre grâce à l’action menée par Jean-René Gaborit alors directeur du département des Sculptures qui en accepte le don au département en 1978. Il est alors offert au musée par le successeur commercial des Demotte, la galerie Andrée Macé, qui avait racheté l‘entreprise à la fin des années 1930.


Le fonds photographique se compose aujourd’hui de 5 274 plaques de verre au gélatino-bromure d’argent. Ce sont des plaques de moyen et de grand format dont la majorité mesure 24x30 cm. Ces plaques reproduisent au total 4 770 œuvres mais aussi d’autres sujets comme des photographies de famille ou des vues de lieu. 


À leur arrivée au musée, les plaques furent distribuées, en fonction des œuvres qui étaient visibles sur chacune d’entre elles, entre les différents départements du musée du Louvre concernés.

Chronologie de l’étude et du traitement du fonds

Le fonds est étudié dès son arrivée par Françoise Baron (1930 (?) - 2013), conservatrice générale au département des Sculptures qui fait procéder au tirage sur papier des plaques restées au département des Sculptures après leur redistribution.


Après une interruption de quelques années, le projet d’étude des plaques redémarre en 2012, sous l’impulsion de Geneviève Bresc-Bautier, directrice du département des Sculptures et de Pierre-Yves Le Pogam, conservateur en chef dans ce même département.
Les opérations de tirages des plaques effectuées auparavant reprennent,  mais surtout les plaques sont progressivement numérisées et une base de données est créée afin de décrire les photographies et les œuvres qui sont visibles sur celles-ci. 


Des échanges avec le Metropolitan Museum of Art de New York et en particulier avec Charles Little, conservateur honoraire de ce musée, permettent de se rendre compte que ce fonds avait été proposé en premier lieu à ce musée dans les années 1950. Un photographe avait alors réalisé des tirages de certaines des plaques, celles reproduisant les œuvres médiévales. Ces tirages, numérisés par le Metropolitan Museum of Art, ont été très utiles pour démarrer l’alimentation de la base de données après qu’ils ont été mis en concordance avec les plaques conservées au Louvre. Les deux fonds existant aujourd’hui ne se recoupent pas. Le Louvre conserve les plaques des œuvres qui ne sont pas médiévales (antiquité et période moderne). Le Metropolitan Museum of Art de New York conserve des tirages de plaques qui ont disparu depuis les années 1950.


L’étude du fonds se concentre d’abord sur les plaques reproduisant des sculptures. Cela permet de réévaluer la qualité des œuvres dites « Demotte » et en particulier celles qui étaient conservées au sein même du musée du Louvre. Une série d’œuvres, décriée lors du scandale qui met en cause en 1923 une série d’œuvres acquises auprès des antiquaires par certains musées nord-américains et le musée du Louvre et remisée en réserve depuis cette date, peut ainsi être de nouveau présentée dans les salles.


Entre 2014 et 2015, le projet s’élargit aux plaques conservées dans les autres départements, en particulier les peintures et les arts de l’Islam qui avaient procédé à des tirages papier des photographies présentes dans leur département respectif.


2016 est une année décisive pour le projet : toujours porté par le département des Sculptures, il intègre le programme des projets de recherche du musée du Louvre. Entre 2016 et 2020, en étroite collaboration avec la Direction de la Recherche et des Collections du musée, toutes les plaques sont alors rassemblées dans un même espace, restaurées, reconditionnées et numérisées. 

À la suite de ces travaux, nous disposons d’une vision globale du fonds tel qu’il est parvenu à Paris. Il se compose de 5 274  plaques alors que les correspondances des années 1950, au moment où le Metropolitan Museum of Art de New York procède aux travaux sur le fonds, mentionnent l’existence de 7 000 plaques.

Les objectifs de la base de données : identifier, localiser, recenser

La dernière phase du projet, mise en œuvre depuis 2020, consiste à préparer les données afin de les rendre accessibles au public sur un site dédié. Un travail considérable de reprise de données de l’ancienne base est ainsi accompli par la Direction de la Recherche et des Collections afin d’en proposer une version diffusable, conforme aux principes FAIR (Facile à trouver, Accessible, Interopérable, Réutilisable) énoncés pour les données de la recherche. 


En effet, le projet de recherche a pour objectif final de favoriser la reconnaissance et la localisation de toutes les œuvres reproduites sur les plaques du fonds, en rendant les données largement accessibles et en permettant le signalement de la localisation d’œuvres à l’identité Demotte.

 

L’objectif de la base de données est double : le premier est d’identifier et de localiser les œuvres présentes dans le fonds photographique, le second est de poursuivre le recensement des œuvres passées dans les galeries Demotte afin de parvenir à une vision la plus exhaustive possible des œuvres en leur possession même lorsque ces œuvres n’étaient pas représentées dans le fonds photographique.
Ainsi depuis sa création, 612 œuvres, qui ne faisaient pas partie des œuvres illustrées dans le fonds photographique, ont été intégrées dans la base de données.


En avançant dans la reconnaissance et la localisation des œuvres présentes chez les antiquaires, on mesure le rôle et la place qu’occupe la galerie Demotte dans la diffusion de la sculpture médiévale aux États-Unis.
La galerie fournit à de très nombreux musées nord-américains une part des œuvres qui forme le fond de leurs collections de sculptures médiévales. Au moins à deux occasions Georges Joseph Demotte  est impliqué dans des projets de musées entièrement consacrés à cet art, projets qui n’aboutissent pas mais ne sont pas sans conséquence sur la connaissance et l’étude de celui-ci aux États-Unis.


Les Demotte, avant cela, s’étaient fait un nom dans le domaine de l’art dit « persan ». Ils font partie des marchands présents avant la première guerre mondiale sur ce marché réservé à une élite, dont le cœur est à Paris et dont les amateurs, peu nombreux, se disputent les plus beaux livres et miniatures. Ils vont par la suite proposer ces mêmes œuvres à quelques amateurs et plus particulièrement amatrices, parmi les familles de collectionneurs les plus célèbres aux États-Unis.


La plus grande difficulté rencontrée lors de l’étude de ce fonds  tient à la multiplicité des centres d’intérêt de cette famille d’antiquaires qui, contrairement à d’autres marchands contemporains promoteurs d’un courant artistique ou d’une technique particulière, en plus de leurs deux spécialités initiales, multiplient leurs domaines d’activités, en particulier en devenant également éditeur de livres d’art.

  • Des ensembles de photographies témoins de projets des antiquaires Demotte :

En croisant plusieurs informations, il est possible de distinguer plusieurs ensembles cohérents parmi les photographies du fonds, qui correspondent à différents projets de l’entreprise s’échelonnant de 1913 à 1931.

 

Date Projets des Demotte Nombre de photos
1911 13 manuscrits du palais du Golestan 104 photos
1916 Projet d’un musée mémorial consacré aux sculptures du Nord et de l’Est de la France 74 photos
1916 Projet d’un musée mémorial consacré aux sculptures du Nord et de l’Est de la France 74 photos
Vers 1920 Don de moulages au musée de Sculpture Comparée 31 photos
1923 Exposition du livre français 8 photos
1923 Acquisition par William Randolph Hearst d’un ensemble de 66 chapiteaux 85 photos
1929 Exposition d’art persan 215 photos
1929 Exposition des vitraux 52 photos
1930 Exposition des Vierges 19 photos
1930 Exposition des portraits 29 photos
1930 Exposition Chirico 6 photos
1930 Exposition collection Zamaron 1 photo
1931 Exposition Picasso 1 photo
1931 Exposition Rouault 1 photo
1931 Exposition Camille Bombois 8 photos
1934 Exposition d’art persan 44 photos
  • Identification des œuvres : 

À ce jour, 26% des œuvres ont été identifiées et parmi ces œuvres 70% se trouvent dans des collections nord-américaines.

Figure 1  - Localisation des œuvres reconnues
Figure 1 - Localisation des œuvres reconnues
  • Origine et provenance :

Selon les dires des antiquaires et les recherches menées par les musées pour confirmer ces provenances, les œuvres proviennent pour plus de la moitié d’édifices religieux.

Figure 2 – Les provenances des œuvres
Figure 2 – Les provenances des œuvres

Elles sont majoritairement originaires du Nord ou de l’Est de la France, sauf la série des cloîtres qui proviennent du Sud de la France.

Figure 3 – Provenance en Europe
Figure 3 – Provenance en Europe
  • Modalités d’acquisition :

Les modes d’acquisition de ces œuvres par les antiquaires sont variés. Ils achètent à des particuliers, à d’autres marchands et également en vente publique, parfois même la quasi-totalité des œuvres proposées comme dans la vente de Madame de P. à New York en 1923.

Figure 4 - Vente de Madame de la P...
Figure 4 - Vente de Madame de la P...

Les photographies montrent également des œuvres que les Demotte renoncent finalement à déplacer, après qu’ils s’en sont portés acquéreurs, souvent en raison de l’opposition des habitants ou des élus locaux.

Figure 5 – Les acquisitions de monuments en région
Figure 5 – Les acquisitions de monuments en région

Elles illustrent aussi un mode de vente très courant à l’époque où c’est tout un édifice qui est vendu et est ensuite distribué entre différents acquéreurs.

Figure 6 – Du château à la cheminée – Le château de Charentonnay (Cher)
Figure 6 – Du château à la cheminée – Le château de Charentonnay (Cher)
  • Les moulages du musée des monuments français :

Une des particularités des Demotte est d’avoir, dans certains cas, en plus des photographies, fait procéder à des moulages des œuvres en leur possession. Certains de ces moulages sont donnés à des musées et en particulier au musée de Sculpture Comparée où ils prennent place à côté des moulages d’édifices encore en place ou dans des collections d’autres musées. Les photographies du fonds montrent ces moulages présentés dans les salles du musée de Sculpture Comparée dans les années 1920-1930.

  • Les œuvres conservées en France :

Un bilan fait sur les œuvres conservées en France montre que la moitié d’entre elles se trouvent aujourd’hui soit au musée du Louvre (pour les œuvres originales), soit au musée des monuments français (pour les moulages).

Figure 7 – Les œuvres conservées en France
Figure 7 – Les œuvres conservées en France
  • Les œuvres conservées aux États-Unis :

Aux États-Unis, dans l’état actuel des connaissances sur les œuvres, 87 musées ou institutions différentes conservent au moins une œuvre « Demotte » dans leur collection (jusqu’à plus d’une centaine pour certaines institutions). Elles se trouvent pour une grande part dans les musées et les institutions de la côte est des États-Unis. 

Figure 8 - Collections américaines avec des œuvres Demotte
Figure 8 - Collections américaines avec des œuvres Demotte

Une partie seulement des œuvres a rejoint les collections des musées grâce à des achats directs aux antiquaires, les autres œuvres sont souvent parvenues aux musées grâce à des dons ou des legs de collectionneurs ou après que l’œuvre a transité par différents marchands. Les moments où les œuvres des galeries intègrent en plus grand nombre des collections de musées sont juste après les décès respectifs de Georges Joseph en 1923 et de Lucien en 1934, puis lors de ventes aux enchères où sont dispersées les œuvres acquises par deux importants acheteurs d’œuvres de la galerie, William Randolph Hearst en 1951 et la galerie Brummer en 1949.

Conclusion

Il reste à ce jour 76% des œuvres à identifier et à localiser. La connaissance de la présence de la galerie Demotte sur le marché de l’art reste largement tributaire de la reconnaissance des œuvres illustrées dans le fonds photographique qui demeure la source la plus complète à ce jour pour comprendre leur stratégie commerciale.

Une partie non négligeable des œuvres présentes chez les Demotte est toujours en circulation sur le marché de l’art ou a rejoint des collections de musées au cours des dernières années.

Un important chantier reste à mener afin d’identifier et de localiser ces œuvres et parvenir ainsi à reconstituer le catalogue complet des œuvres « Demotte », ce qui rejoint une des grandes préoccupations des institutions muséales contemporaines en quête de la provenance initiale des œuvres dont ils ont la responsabilité.